écrire en trompe-l’œil

 

Les Atomiques jouent sur les effets empruntés à une règle simple de la physique. Dans ce second roman d’Éric Laurrent, dont la trame suit en partie les conventions du roman d’espionnage, un personnage au nom prédestiné d’Atom Pexoto se trouve soumis à toutes les attaques qu’il est possible d’infliger à un homme, surtout lorsque celui-ci exerce la profession d’agent secret. Coups en tous genres lui sont ainsi destinés comme on bombarde un noyau ; il se dégage de cette accumulation de violence une forte énergie, qui est l’intrigue du texte -- une intrigue qui prend justement pour point de départ un trafic de matériaux nucléaires. Ce titre fait donc référence au genre littéraire dont il s’inspire. En même temps, il annonce par avance le traitement que l’auteur compte lui faire subir. Car la violence qu’implique la fission de l’atome ne s’exerce pas seulement sur les personnages et leurs actions. Elle ne se contente pas uniquement de faire disparaître, par balle ou dans le souffle d’une explosion, tel ou tel homme de main. Il est toujours question d’essayer d’en finir, à sa façon, selon ses propres critères, avec le roman.

Éric Laurrent procède par l’accumulation de tous les poncifs dont il est normalement fait usage sur un mode des plus sérieux. Le lecteur ne rencontrera que parrains et trafiquants, espions et manipulateurs, whisky et femmes fatales. Il aura à assimiler – et le fera sans peine -- l’ensemble des termes qui sont normalement rattachés aux modèles de ce genre-là. Ici, le roman ne procède pas par piques, mais par assauts contre des références surexposées. Plus les éléments sont conducteurs, plus leur visibilité est aveuglante. On ne peut, dans ces conditions, que relever l’automatisme, non dénuée de virtuosité, avec lequel ils se multiplient.

D’une façon presque désinvolte, en tout cas d’une manière qui tient toujours compte du caractère ludique de l’exercice, Laurrent, tout comme du reste Echenoz, dont l’influence est indéniable, utilisent l’ensemble des registres de la littérature populaire pour mieux fourbir leurs armes au niveau plus général encore, celui auquel ils prétendent -- à raison -- s’élever. En assimilant ces contraintes, ils ordonnent non seulement un suspens, mais ils rendent cette cohérence impossible à prendre au sérieux à force de rebonds et de retournements, de ruses à double registre. Ce faisant, ces deux auteurs qu’un même éditeur rassemble, tendent à redéfinir le roman qu’ils incarnent, celui qui depuis Beckett, lui même édité par les éditions de Minuit, ne peut avoir d’autre but que de s’interroger sur son existence. L’heure, en tout cas, n’est pas à un retour au vide, à la profération de plus en plus en elliptique d’un moi introuvable, au laminage des conventions narratives à des fins métaphysiques, mais au contraire à une surabondance intelligemment mise en place de tous les moyens connus par la littérature traditionnelle pour affirmer le réel. Au lieu de la dénuder, les phrases répercutent l’allure folle et tout à fait improbable -- même pour les personnages qui la vivent -- de l’intrigue. Toute une poétique se met alors en place, tout un appareil de travestissement se dégage du surplus d’effets, de la profusion des méthodes.

Ce qui ressort alors, c’est la dénonciation paradoxale d’une duperie, celle de la représentation d’un monde que domine l’image démultipliée, dénaturée et rendue par des contours. Cette duperie, qui est l’arme et la cible de Laurrent, prend le parti du rire. Aussi bien, on aurait tort de ne pas prendre à la légère ce qui n’a ni les moyens ni l’ambitions de la profondeur. A contrario, il y a tout à gagner à en rajouter ; à jouer le jeu des références que des miroirs réfléchissent et renvoient à l’infini. Ce dispositif, qui fait agir les ressorts les plus classique, jusqu’à ceux mis en place par les aînés en littérature moderne, excelle à donner du texte son propre commentaire, mi amusé, mi désabusé par une conscience narratrice qui pourrait être celle de l’auteur. Ainsi le tout premier roman de Eric Laurrent, Coup de foudre, commençait-il par la description de l’écran d’un ordinateur et les commentaires sur l’état de fatigue du personnage ; tous deux pouvant devenir, par écho, ceux de l’auteur, justement en train de rédiger le début du roman. Le fait de la fiction devient celui de l’écriture, et par contamination celui de la lecture. Quel que soit le niveau auquel on veuille se placer, la convention ne cesse d’être visible à l'œil que tout pourtant contribue à leurrer.

Comme pour tout trompe-l'œil, il s’agit d’abord de donner du monde une image qui se charge de créer l’illusion parfaite de sa présence. Tout se passe, d’abord, comme convenu : le rendu des objets et des mouvements se situe au niveau de la représentation fidèle qu’on s’attend, dans un roman, à percevoir. Ce qu’on donne à voir n’est alors ni plus ni moins que l’image de la chose et non la chose elle même, ce qu’on donne à croire n’est constitué que des opinions générales, paresseuses et déjà ressassées, ce qu’on voit finit par correspondre à ce à quoi on peut s’attendre. Le roman multiplie les moyens d’abonder dans ce sens pour en faire un décor, une toile de fond. Mais dans un mouvement inverse, il relève, par le moyen du burlesque, l’inanité d’un tel élan. Car l'œil, à un moment donné de la scène, découvre le caractère falsifié de ce qu’il a en face de lui et dont il suit le déroulement. Rien ne se passe alors comme prévu : non seulement ce à quoi on s’attendait n’a pas lieu, mais cette illusion, au lieu de disparaître complètement, suspend la scène ; l’effet persiste à jouer son rôle de leurre sans pour autant s’effacer devant la réalité. Au-delà des stades de l’illusion et de la surprise entretenue par l’humour de situation, le trompe-l’œil, par contraste avec le réel, dénonce alors, dans un dernier moment, son propre effet. Tout reprend alors sens dans l’absurde des images qui figent, induisent en erreur, créent en deux dimensions l’illusion d’une profondeur à laquelle on a, pour un moment seulement, mais pour un moment quand même, cru. En trois temps, donc, l'œil perd son innocence ; en trois mouvements liés l’un à l’autre l’esprit acquiert la conviction qu’à l’illusion du romanesque correspond une illusion autrement plus complexe, liée à l’époque.

La scène initiale des Atomiques renvoie aux deux premiers moment de ce régime. Pexoto, le personnage principal, est décrit en train de se rendre dans une salle de sport, puis en discothèque, d’où il ressort en compagnie d’une femme, avec qui il rentre chez lui pour y passer la nuit. Il expulse cette femme au petit matin. Le mouvement de la description semble alors se figer, avant de se poursuivre à l’envers : la jeune femme rentre dans l’appartement de Pexoto, ils y passent la nuit, puis ressortent pour se rendre en discothèque, où ils se séparent, car déjà Pexoto, après quelques danses, sort et part soulever des haltères dans une club de musculation. Les scènes se poursuivent dans un mouvement accéléré et inverse, puis l’écran devient noir, et les lumière de la salle se rallument (14). Pexoto, qui a assisté à la projection du film de sa vie à partir d’une bobine enroulée dans le mauvais sens, se lève alors et se rend dans le bureau de son patron pour prendre connaissance de sa mission. L’histoire, à proprement parler, commence. Le lecteur est donc berné à deux reprises : une première fois lorsqu’il s’imagine que l’action suit un déroulement chronologique vers un point à venir – alors que tout se passe dans un mouvement inverse ; une seconde fois lorsqu’il croit, en lisant le texte qu’il a sous les yeux, lire le début d’un roman dont le personnage principal est Pexoto, alors qu’il ne fait que lire, comme par dessus l’épaule du protagoniste devenu spectateur, le déroulement sur écran de son existence du point ou commence l’histoire à celui de sa naissance. Ceci dit – et toute la logique du trompe l’œil se résume dans ce paradoxe -- le lecteur a bien commencé la lecture un roman dont le héros se nomme Pexoto, mais pas le roman qu’il imagine, puisque celui-ci va dans le mauvais sens, ni le bon personnage, puisqu’il s’agit de sa représentation sur écran. Difficile de distinguer le vrai du faux, le faux du vrai, la chose de sa représentation.

Tout, en fait, contribue à entretenir jusqu’à l’étourdissement ces illusions. L’intrigue principale du livre se trouve contaminée dès les premières scènes : des trafiquants d’uranium mettent en place un faux réseau, qu’il s’agit, pour le personnage principal, de suivre comme il s’agissait d’un vrai, tout en sachant qu’un autre, vrai cette fois-ci, s’organise en parallèle, et que des collègues feignent de prendre pour un faux. Cette situation de départ se retourne à plusieurs reprise au cours de l’histoire, jusqu’à désarmer celui qui s’y attendait le moins : ni Pexoto, qui sans le savoir tire à blanc tout au long du roman, de Paris à Las Vegas, ni les faux trafiquants, qui font semblant de mourir sous ses balles, mais bien le lecteur, qui achève sa lecture tout à fait certain que l’intrigue ne souffre d’aucune faille, mais aussi sûr que sa logique inhérente est responsable de sa propre explosion. Les effets abondent jusque dans l’agencement surprenant des dialogues, où le style direct libre vient se mêler aux descriptions. La fraction de seconde que le lecteur met à penser la transition suffit à l’induire dans une erreur entretenue jusqu’à la fin de la phrase ou du paragraphe : ‘Pexoto abandonna l’hôtesse, je n’y manquerai pas, quitta le hall, je n’y manquerai pas, et s’engagea, connasse va, dans une large et longue galerie, habillée de noyer, décorée de toiles peintes, hérissées de candélabres (…) – une invitation à la mise à sac (68). De même Laurrent n’hésite pas à jouer sur l’aspect absurde d’une situation en n’en dévoilant la logique que peu à peu. Une sonnerie de téléphone en pleine forêt interrompt la vie des bêtes, ainsi que le déroulement de sa description, avant qu’une explication raisonnée ne prenne le pas. Autre effet : celui de rapidité, que le montage intensifie davantage ou explique : ‘L’image des deux mains étaient encore suspendue en l’air que les mains elles-mêmes extorquaient des deux poches la crosse d’un revolver et en pointaient le canon.’ (60).

Si l’illusion et la surprise de sa découverte sont maintenus pendant toute la durée de l’intrigue, c’est que ils semblent participer d’une vision du monde moderne contaminé par la multitude de ses représentations. C’est le cas des personnages eux-mêmes, mais aussi des espaces et des lieux au sein desquels ils se meuvent. Las Vegas, où se rend Pexoto, constitue la ville du faux-semblant par excellence : ‘Des buildings aux maisons, plus rien ne subsistait que les tubes au néon pourtourant les façades (…) On eût dit que le monde s’était réduit au signifiant de lui-même’(86). Rien, dans cette ville, ne figure que ce qui figure déjà ailleurs, sous d’autres cieux, dans d’autres pays, comme les symboles de civilisations antiques qui soit dit en passant, ne survivent bien souvent que grâce aux innombrables cartes postales qui les représentent : le Palais de César, la Pagode de la Chine impériale et surtout Luxor, reconstitué ici sous forme d’une immense pyramide. Celle-ci rassemble, sous forme de pierres faussement anciennes, ou d’hologrammes de 300 000 watts, tous les lieux communs de l’Égypte ancienne : ‘Le sphinx contourné, franchies les portes, salués les soldats égyptiens y montant la garde, ils pénétrèrent dans un gigantesque atrium (…) S’y tenaient, en son centre, la bande circulaire de la réception, surmontée d’un obélisque, et tout autour, un casino, des restaurants, un tombeau de pharaon, des bars, un quartier de Manhattan, des magasins, un cours d’eau où croisaient des felouques. Un ascenseur les emporta aux étages (93)’. La description qui est ensuite faite semble reproduire mot pour mot les propos d’une brochure publicitaire, au reste écrite en anglais. Vantarde, multipliant à souhait les effets de style (Named after the ancient city in Upper Egypt Luxor Las Vegas is the most (…) exotic destination in the word (…) where you can expect a high level of comfort and service… (91)), elle dénature l’idée même d’une représentation unique possible. Le signifiant n’a plus besoin de signifié pour être reconnu et le signifié peut se contenter d’une flamboyante imitation pour exister. Luxor, site idéal du touriste, n’a jamais été aussi bien servi que par le Luxor Hotel, en plein cœur du Nevada, de sorte que c’est sans doute grâce l’image que donne la seconde que la première continue, par contamination, à attirer autant de visiteurs. Seule une idée diffuse, véhiculée par une vague culture universelle (Egypte = pyramides et felouques), reproduisible à volonté, tient lieu de décor à une Histoire immédiate, dont on peut alors faire à peu près n’importe quoi. Las Vegas non pas bâtie sur l’imitation des modèles, mais sur celle de ses contours, renvoient à l’espace de la surabondance et celui de sa dénonciation.

La ville de Sarajevo fait elle aussi l’objet d’une contamination sémantique. Non à d’autres lieux à laquelle on pourrait l’associer, mais, paradoxalement, à elle-même. Elle disparaît sous le glacis des simulacres. A force d’être vue et revue sur tous les écrans de télévision des années durant, la capitale de la Bosnie finit en effet par ressembler à son image de ville en guerre (248). Celle-ci reproduite ad libidum, s’impose auprès de l’original jusqu’à le détrôner : il n’y a plus, à proprement parler, d’original, de sorte qu’on peut dire, en paraphrasant Baudrillard, qui lui même s’inspirait de Giraudoux (lui-même empruntant son sujet à Homère), que la guerre de Bosnie n’a lieu qu’à travers les reportages diffusés sur les télévisions du monde. En arrivant au cœur d’un conflit que le lecteur du roman est en train de suivre ou dont il conserve le souvenir récent, les personnages des Atomiques ne sont pas plus conscients du danger qu’il ne l’étaient auparavant, lorsqu’ils se déplaçaient dans les espaces virtuels de leur représentation. Pourtant Sarajevo arrive, à le fin du roman, en contrepoint, comme pour mettre un terme à la description du monde selon ce mode illusoire. L’intrigue trouve en effet une conclusion dans la brusque disparition de protagoniste, soudain devenu assez humain pour mourir : ‘Voici qu’une balle, tirée par un sniper, vient d’atteindre Pexoto entre les deux yeux (…) A peine Pexoto prend-il conscience que l’image représente une balle que la balle elle-même s’y substitue, et vient se ficher dans le lobe occipital de son cerveau (250)’.

Finalement, dans le plain-pied du monde en guerre, la mort sanctionne moins le cours d’une vie que celui des choses. L’œil tout à coup dessoûlé prend conscience du caractère subversif du trompe-l’œil, qui a force de servir de norme à la représentation du monde, avait finit par ôter à celui-ci les traits les plus authentiques. Ce que le regard prenait pour pure illusion à force d’être dupé, est redevenu réalité. La balle et non son image, remet les idées en place. Mais en faisant ce saut, le roman gagne soudain une dimension paradoxale supplémentaire : c’est en usant de l’effet le plus avéré du roman d’espionnage (la mort de l’espion) que le texte sort soudain de l’espace parodique dans lequel il se mouvait jusque-là.

-- Jean-François Duclos

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