(Cet extrait, qui reprend un état antérieur de Remue-ménage (Minuit, 1999), nous a été aimablement confié par l'auteur).
Le bonheur, dans lacception modérée où il est reconnu comme possible, est un problème déconomie libidinale individuelle. Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation.
On ne se fait pas aisément à lidée que la femme quon aime vient de nous quitter : on se refuse dabord à croire à son départ, on se persuade ensuite quelle va revenir, puis on se décide à aller la rechercher mais chaque chose en son temps.
A dix-sept heure dabord, cest un réveil-matin qui sonne sur un bureau métallique comme on nen voit plus guère depuis lavènement du stratifié. Aussitôt tu par une main, puis saisi par elle, ce réveille-matin va continuer à mesurer le temps dans le tiroir unique de ce même bureau, où est tout un ensemble de choses destinées, par ailleurs, à le tuer : des trombones tordus, un jeu de cartes éparpillé, des revues de mots croisés ouvertes et en partie achevés, des romans policiers à la couverture cornée, une brochure dagence de voyages (Printemps-Été 98), hérissée de signets, ainsi que, dans le fond, un abrégé dhistoire et de géographie en excellent état ; lensemble est peuplé de nombreuses figurines réalisées avec des pages retranchées aux publications précédemment décrites et qui représentent des gallinacés, des batraciens, des équidés, des aéroplanes et des voiliers parmi elles, des formes inconnues commémorent des tentatives de pliage moins heureuse.
Ensuite, cest loccupant de ce lieu qui referme le tiroir, il pandicule largement sur son siège, dispersant aux quatre points cardinaux son mètre quatre-vingt un cravate noire et chemise blanche sur fond dasthme, lunettes rondes sur léger arrière-plan dhypermétropie, cest Enée Brumaire qui achève sa journée de travail, il ne va pas tarder à sortir du Conseil général du Puy-de-Dôme.
En attendant un succès à nimporte quel concours dentrée dans la Fonction publique, Brumaire disposait ici dun de ces postes diffus qui disparaissaient avec ceux qui les occupent ou, plus généralement, avec ceux qui les leur ont fait obtenir en loccurrence sa mère en les créant pour eux. Limpétrant nest pas reporté sur lorganigramme général du personnel que sous un astérisque tracé au crayon à papier, on lui cède un pièce qui nest aucunement mentionnée dans la topographie du bâtiment, et qui consiste communément en un cagibi dénué de toute fenêtre, car vaguement envisagé par larchitecte comme entrepôt darchives ou de bureautique obsolète, réserve de papier ou de produits ménagers il ne dispose, du coup, daucune ligne téléphonique. Cette carence ne serait toutefois aucunement préjudiciable à Brumaire, celui-ci ne se souvenant pas que quelquun eût jamais cherché à le joindre ; aucun courrier ne lui parvint non plus et nul ne frappa davantage à sa porte. Il semblait même que, cette porte, personne ne lappréhendait comme susceptible de souvrir, et il advenait fréquemment que des employés sy appuyassent pour deviser, y poussassent quelques cartons de documents à jeter elle servit pour un temps de support à affichage syndical.
A lieu inexistant, occupant fantomatique : Brumaire ne fut pas une seule fois salué par quiconque, et sil arriva quà une ou deux reprises on lui demandât auprès de qui il avait rendez-vous, il lui apparut plus généralement quon ne le voyait pas. Cela tenait sans doute au caractère aléatoire de sa présence ici : ne dépendant en effet daucune autorité bien précise et consistant en il ne sut jamais quoi, cet emploi permettait une flexibilité horaire telle quil était possible a son bénéficiaire de soctroyer plusieurs journées de vacances par semaine sans que nul nen fût informé, sans que nul ne sen aperçût, sans quaucun service nen fût affecté, sans que lui-même, parfois, ne sen rendît véritablement compte.
Debout, Brumaire recoiffait maintenant ses cheveux poivre et sel, et liftait en dénergiques frottements son visage affaissé par le sommeil. Après avoir boutonné sa veste, il plia sa paire de lunettes dans le tiroir, referma le quotidien généraliste étalé sur le bureau, épousseta celui-ci avec celui-là, vida un cendrier débordant de mégots dans une corbeille à papier, et y jeta le journal. Une main palpant ses poches, il posa, pour finir, un regard circulaire sur la pièce et son meuble éponyme, pour ne pas dire synonyme tant les deux entités manifestaient de ressemblance entre elles : même nudité de toutes leurs surfaces, et dimensions approchantes : la largeur de la pièce égalant la longueur du meuble Brumaire lenjamba donc avant de sortir.
Il était dix-sept heures et une minute au premier horodateur, lair était doux et le ciel dégagé, nous étions au printemps et un soleil frontal démaillotait ses rayons jusque-là en écharpe. Gorge entrouverte et bras retroussés, Brumaire considéra un instant la lointaine perspective quoffrait la place de Sugny sur lavenue Blatin : les arbres étaient replets, on eût dit de gros ballons flottants au bout de leur tronc, ou plutôt, tant les masses de leur frondaison sagrégeaient entre elles, de gros zeppelins parallèles, arrimés à lasphalte par mille filins tors. Cinq minutes plus tard, Brumaire était chez lui.
Depuis trois ans déjà, il partageait avec Anaïs un vaste cinq-pièces situé au dernier étage dun immeuble ancien de la rie de la Boucherie, appartement quil occupait, en ce qui le concernait plus personnellement, depuis une dizaine dannées. Avant Anaïs, plusieurs femmes y avaient vécu en sa compagnie en des séjours de variable longueur, quelques années pour certaines, Sylvie un an, Agnès deux, quelques semaines pour dautres, une nuit pour la plupart, voire, pour quelques-unes, le simple temps dun coït voire, encore, à trois ou quatre reprise, ça peut arriver à tout le monde, un temps légèrement moindre. Chacune en repartant avait laissé une trace proportionnelle à la durée de son occupation ici : épingle à cheveux, boucles doreille ou montre pour les plus éphémères, brosse à dents, cosmétiques et sous-vêtements de rechange pour les plus régulières, bicyclette dappartement, sculpture métallique et vaisselier rustique pour les plus installées, autant de choses dont Brumaire navait jamais pu se résoudre à se défaire, les laissant à lendroit où les avait fixées leur ultime utilisation quelquefois une occupante jalouse en remisait une partie dans le réduit au fond du couloir, mais comme bien souvent elle disparaissait avant davoir pu sen débarrasser définitivement, une nouvelle, moins exclusive et en rupture de stock surtout, les ramenait à la lumière et en usait, de sorte que, certains soirs de solitude, le regard que cet homme promenait dans lappartement était particulièrement ému : comme on date un vestige au carbone 14, son il évaluait chaque objet, et des chevelures surgissaient des épingles, des oreilles des boucles, des sourires des brosses, puis venaient des visages, des corps, des souvenirs en un mot.
DAnaïs ce soir, hormis ses possessions, nulle trace cependant. Cest inhabituel, linquiétude de Brumaire croît avec les heures qui passent, il sursaute à chaque pas dans lescalier, se retournant sur sa chaise, en direction de la porte de lappartement, les mains crispées sur le dossier, les yeux sur la poignées mais le claquement des pas sen va sétouffer dans les étages inférieurs, sur les patins, dans les tapis, dans les pantoufles ou sur les poufs.
Combiné téléphonique et cendrier à portée de main, il sest installé à la fenêtre ouverte, où se déroule, dailleurs, quelque chose de pas inintéressant du tout : le crépuscule flamboie derrière la chaîne des puys, lombrant chinoisement sous lapparence dune houle fortement chahutée et que le contre-jour bleuit : flotte au-dessus delle, sur locre brune du couchant, un léger voile crème, semblable à la tache présente sur les filtres des cigarettes que cet homme fume plus que de raison. Plus bas, Clermont-Ferrand est silencieux : les télévisions y ont circonvenu la vie nocturne, sur les antennes desquelles se sont posés les oiseaux et au devant les postes de quoi, quelques mètres plus bas, se sont posés les humains. Il fait et la nuit doucement ignifuge le ciel. Brumaire senroule dans une couverture dînant dune boîte de conserve indifférente et dun yaourt lointain. Il se sert ensuite un petit verre de whisky, un second, un troisième, un dixième. Livresse se joint à la nuit pour lui brouiller le regard, le sommeil le gagne. Bah ! quil se laisse aller " rien ne se passera plus avant demain matin, avant neuf heures précisément, avant le coup de téléphone d'Anaïs lui annonçant tranquillement son intention de rompre.
Le choc, le coltar et la gueule de bois, le fait aussi quil tînt le combiné à lenvers (écouteur aux lèvres, mircrophone à loreille et fil dans la bouche), tout ça contribuerait à ce quil bafouillât : le propos quil tenterait darticuler ne serait que la superposition, sans chronologie, de tous ses compostants, une parole jetée dun bloc, comme frappée de tachylalie et rendue, de fait, totalement agrammatique, sinon incompréhensible car également brouillée par une récurrente paraphasie. Du reste au lieu que de véritables mots, Brumaire némettrait quune sorte de magma phonétique, plutôt constitué de voyelles fusionnées (o dans le, e dans la, voire o dans le déjà dans la) ou bégayées au contraire parfois même, son texte serait carrément lipogrammé --, et de consonnes gâtées par quelques effets de sigmatisme, de rhotacisme aussi, de lambdacisme également, de blèsement et de schlintement encore ; la plupart des phonèmes, serait, de toutes les façons, translittérée, et quand bien même certains eussent-ils été correctement prononcés que de multiples effets dassourdissement et de rhinolalie fermée les eussent rendus parfaitement indistincts cétait, par ailleurs, sans importance : à lautre bout du fil, on avait depuis longtemps raccroché. Voilà, cest ainsi quà neuf heures et trente secondes Brumaire apprit quAnaïs le quittait.
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