épopée – éric laurrent

 

(Cet extrait, qui reprend un état antérieur de Remue-ménage (Minuit, 1999), nous a été aimablement confié par l'auteur).

 

Le bonheur, dans l’acception modérée où il est reconnu comme possible, est un problème d’économie libidinale individuelle. Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation.

 

On ne se fait pas aisément à l’idée que la femme qu’on aime vient de nous quitter : on se refuse d’abord à croire à son départ, on se persuade ensuite qu’elle va revenir, puis on se décide à aller la rechercher – mais chaque chose en son temps.

A dix-sept heure d’abord, c’est un réveil-matin qui sonne sur un bureau métallique comme on n’en voit plus guère depuis l’avènement du stratifié. Aussitôt tu par une main, puis saisi par elle, ce réveille-matin va continuer à mesurer le temps dans le tiroir unique de ce même bureau, où est tout un ensemble de choses destinées, par ailleurs, à le tuer : des trombones tordus, un jeu de cartes éparpillé, des revues de mots croisés ouvertes et en partie achevés, des romans policiers à la couverture cornée, une brochure d’agence de voyages (Printemps-Été 98), hérissée de signets, ainsi que, dans le fond, un abrégé d’histoire et de géographie en excellent état ; l’ensemble est peuplé de nombreuses figurines réalisées avec des pages retranchées aux publications précédemment décrites et qui représentent des gallinacés, des batraciens, des équidés, des aéroplanes et des voiliers – parmi elles, des formes inconnues commémorent des tentatives de pliage moins heureuse.

Ensuite, c’est l’occupant de ce lieu qui referme le tiroir, il pandicule largement sur son siège, dispersant aux quatre points cardinaux son mètre quatre-vingt un – cravate noire et chemise blanche sur fond d’asthme, lunettes rondes sur léger arrière-plan d’hypermétropie, c’est Enée Brumaire qui achève sa journée de travail, il ne va pas tarder à sortir du Conseil général du Puy-de-Dôme.

En attendant un succès à n’importe quel concours d’entrée dans la Fonction publique, Brumaire disposait ici d’un de ces postes diffus qui disparaissaient avec ceux qui les occupent ou, plus généralement, avec ceux qui les leur ont fait obtenir – en l’occurrence sa mère – en les créant pour eux. L’impétrant n’est pas reporté sur l’organigramme général du personnel que sous un astérisque tracé au crayon à papier, on lui cède un pièce qui n’est aucunement mentionnée dans la topographie du bâtiment, et qui consiste communément en un cagibi dénué de toute fenêtre, car vaguement envisagé par l’architecte comme entrepôt d’archives ou de bureautique obsolète, réserve de papier ou de produits ménagers – il ne dispose, du coup, d’aucune ligne téléphonique. Cette carence ne serait toutefois aucunement préjudiciable à Brumaire, celui-ci ne se souvenant pas que quelqu’un eût jamais cherché à le joindre ; aucun courrier ne lui parvint non plus et nul ne frappa davantage à sa porte. Il semblait même que, cette porte, personne ne l’appréhendait comme susceptible de s’ouvrir, et il advenait fréquemment que des employés s’y appuyassent pour deviser, y poussassent quelques cartons de documents à jeter – elle servit pour un temps de support à affichage syndical.

A lieu inexistant, occupant fantomatique : Brumaire ne fut pas une seule fois salué par quiconque, et s’il arriva qu’à une ou deux reprises on lui demandât auprès de qui il avait rendez-vous, il lui apparut plus généralement qu’on ne le voyait pas. Cela tenait sans doute au caractère aléatoire de sa présence ici : ne dépendant en effet d’aucune autorité bien précise et consistant en il ne sut jamais quoi, cet emploi permettait une flexibilité horaire telle qu’il était possible a son bénéficiaire de s’octroyer plusieurs journées de vacances par semaine sans que nul n’en fût informé, sans que nul ne s’en aperçût, sans qu’aucun service n’en fût affecté, sans que lui-même, parfois, ne s’en rendît véritablement compte.

Debout, Brumaire recoiffait maintenant ses cheveux poivre et sel, et liftait en d’énergiques frottements son visage affaissé par le sommeil. Après avoir boutonné sa veste, il plia sa paire de lunettes dans le tiroir, referma le quotidien généraliste étalé sur le bureau, épousseta celui-ci avec celui-là, vida un cendrier débordant de mégots dans une corbeille à papier, et y jeta le journal. Une main palpant ses poches, il posa, pour finir, un regard circulaire sur la pièce et son meuble éponyme, pour ne pas dire synonyme tant les deux entités manifestaient de ressemblance entre elles : même nudité de toutes leurs surfaces, et dimensions approchantes : la largeur de la pièce égalant la longueur du meuble – Brumaire l’enjamba donc avant de sortir.

Il était dix-sept heures et une minute au premier horodateur, l’air était doux et le ciel dégagé, nous étions au printemps et un soleil frontal démaillotait ses rayons jusque-là en écharpe. Gorge entrouverte et bras retroussés, Brumaire considéra un instant la lointaine perspective qu’offrait la place de Sugny sur l’avenue Blatin : les arbres étaient replets, on eût dit de gros ballons flottants au bout de leur tronc, ou plutôt, tant les masses de leur frondaison s’agrégeaient entre elles, de gros zeppelins parallèles, arrimés à l’asphalte par mille filins tors. Cinq minutes plus tard, Brumaire était chez lui.

Depuis trois ans déjà, il partageait avec Anaïs un vaste cinq-pièces situé au dernier étage d’un immeuble ancien de la rie de la Boucherie, appartement qu’il occupait, en ce qui le concernait plus personnellement, depuis une dizaine d’années. Avant Anaïs, plusieurs femmes y avaient vécu en sa compagnie en des séjours de variable longueur, quelques années pour certaines, Sylvie un an, Agnès deux, quelques semaines pour d’autres, une nuit pour la plupart, voire, pour quelques-unes, le simple temps d’un coït – voire, encore, à trois ou quatre reprise, ça peut arriver à tout le monde, un temps légèrement moindre. Chacune en repartant avait laissé une trace proportionnelle à la durée de son occupation ici : épingle à cheveux, boucles d’oreille ou montre pour les plus éphémères, brosse à dents, cosmétiques et sous-vêtements de rechange pour les plus régulières, bicyclette d’appartement, sculpture métallique et vaisselier rustique pour les plus installées, autant de choses dont Brumaire n’avait jamais pu se résoudre à se défaire, les laissant à l’endroit où les avait fixées leur ultime utilisation – quelquefois une occupante jalouse en remisait une partie dans le réduit au fond du couloir, mais comme bien souvent elle disparaissait avant d’avoir pu s’en débarrasser définitivement, une nouvelle, moins exclusive et en rupture de stock surtout, les ramenait à la lumière et en usait, de sorte que, certains soirs de solitude, le regard que cet homme promenait dans l’appartement était particulièrement ému : comme on date un vestige au carbone 14, son œil évaluait chaque objet, et des chevelures surgissaient des épingles, des oreilles des boucles, des sourires des brosses, puis venaient des visages, des corps, des souvenirs en un mot.

D’Anaïs ce soir, hormis ses possessions, nulle trace cependant. C’est inhabituel, l’inquiétude de Brumaire croît avec les heures qui passent, il sursaute à chaque pas dans l’escalier, se retournant sur sa chaise, en direction de la porte de l’appartement, les mains crispées sur le dossier, les yeux sur la poignées – mais le claquement des pas s’en va s’étouffer dans les étages inférieurs, sur les patins, dans les tapis, dans les pantoufles ou sur les poufs.

Combiné téléphonique et cendrier à portée de main, il s’est installé à la fenêtre ouverte, où se déroule, d’ailleurs, quelque chose de pas inintéressant du tout : le crépuscule flamboie derrière la chaîne des puys, l’ombrant chinoisement sous l’apparence d’une houle fortement chahutée et que le contre-jour bleuit : flotte au-dessus d’elle, sur l’ocre brune du couchant, un léger voile crème, semblable à la tache présente sur les filtres des cigarettes que cet homme fume plus que de raison. Plus bas, Clermont-Ferrand est silencieux : les télévisions y ont circonvenu la vie nocturne, sur les antennes desquelles se sont posés les oiseaux et au devant les postes de quoi, quelques mètres plus bas, se sont posés les humains. Il fait et la nuit doucement ignifuge le ciel. Brumaire s’enroule dans une couverture dînant d’une boîte de conserve indifférente et d’un yaourt lointain. Il se sert ensuite un petit verre de whisky, un second, un troisième, un dixième. L’ivresse se joint à la nuit pour lui brouiller le regard, le sommeil le gagne. Bah ! qu’il se laisse aller " rien ne se passera plus avant demain matin, avant neuf heures précisément, avant le coup de téléphone d'Anaïs lui annonçant tranquillement son intention de rompre.

Le choc, le coltar et la gueule de bois, le fait aussi qu’il tînt le combiné à l’envers (écouteur aux lèvres, mircrophone à l’oreille et fil dans la bouche), tout ça contribuerait à ce qu’il bafouillât : le propos qu’il tenterait d’articuler ne serait que la superposition, sans chronologie, de tous ses compostants, une parole jetée d’un bloc, comme frappée de tachylalie et rendue, de fait, totalement agrammatique, sinon incompréhensible – car également brouillée par une récurrente paraphasie. Du reste au lieu que de véritables mots, Brumaire n’émettrait qu’une sorte de magma phonétique, plutôt constitué de voyelles fusionnées (o dans l’e, e dans l’a, voire o dans l’e déjà dans l’a) ou bégayées au contraire – parfois même, son texte serait carrément lipogrammé --, et de consonnes gâtées par quelques effets de sigmatisme, de rhotacisme aussi, de lambdacisme également, de blèsement et de schlintement encore ; la plupart des phonèmes, serait, de toutes les façons, translittérée, et quand bien même certains eussent-ils été correctement prononcés que de multiples effets d’assourdissement et de rhinolalie fermée les eussent rendus parfaitement indistincts – c’était, par ailleurs, sans importance : à l’autre bout du fil, on avait depuis longtemps raccroché. Voilà, c’est ainsi qu’à neuf heures et trente secondes Brumaire apprit qu’Anaïs le quittait.

présentation interview étude

[accueil] [ateliers]  [culture à cluj] [lectorat] [dictionnaire Céline] [écrivez-nous]