Un écrivain qui ne manque pas d’air : Eric Laurrent

 

Parce qu’il voulait qu’à la sortie de son premier roman, publié chez Minuit, on vît qu’il ne manquait par d’air, Eric Laurent en a rajouté un à son patronyme.   Le voici donc à l’âge de vingt-neuf ans distingué de tout un chacun. Sans ce dernier subterfuge, il y a tout de même fort à parier que ce Clermontois de naissance, mais Parisien d’adoption, eût attiré l’attention de plus d’un critique.

Car Coup de foudre détonne dans cette rentrée littéraire 95. Depuis longtemps, et peut-être jamais à ce degré n’avait-on lu quelque chose qui fît penser autant au cinéma burlesque de Buster Keaton, dont le montage servît tout entier une écriture nerveuse et pourtant riche, dont le but ultime fût de faire rire le lecteur au dépens du personnage principal : ‘Lorsque Chester’, apprend-on en lisant la quatrième de couverture, ‘s’assoupit au bureau, son patron le renvoie. Lorsqu’il ouvre un robinet, la tuyauterie cède. Lorsqu’il essaie de se débarrasser d’une mouche, il se casse une jambe. Lorsqu’il rentre chez lui, sa femme est chez le voisin et lorsqu’il a une mère, elle meurt. Il s’en faut de peu, du reste, qu’on ne l’assassine. Par bonheur, c’est le printemps. Et tout printemps à sa Venus’.

Suit, l’année suivante, Les Atomiques, à la couleur et au goût du roman d’espionnage, que l’écriture s’ingénie cependant à renverser cul par dessus tête, en mettant joyeusement à sac de tous les lieux communs associés à ce genre. Déjà la critique d’un monde dominé par l’image et toutes les formes possibles de reproduction perce sous le simple divertissement. On peut rire, on peut rire, mais peut-être aussi se mettre à réfléchir sérieusement au fait de vivre à l’ère du trompe-l’œil, où rien, pour les téléspectateurs que nous sommes devenus, ne vaut qu’en fonction de l’enveloppe des choses et où tout finit, en fin de compte, par se valoir.

Un an plus tard, en septembre 97, Eric Laurrent sort son troisième livre (toujours chez Minuit) sous le titre Liquider. Cette fois-ci, c’est au roman policier qu’il s’attaque, et entre temps son écriture s’est bonifiée. L’intrigue sert à médire sur la forme particulièrement avancée du libre-échange auquel nous sommes arrivés aujourd’hui en Europe. Mais Karl Marx, cité en exergue, n’a dans ce livre ni plus ni moins de place pour appliquer ses analyses que son homonyme Groucho n’en a pour les rendre risibles. On prend le pari que le roman suivant, dont nous publions un extrait inédit, saura lui aussi s’en prendre aux maux et aux travers de notre époque.

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Ce dossier contient un extrait inédit, une interview avec l'auteur, ainsi qu'une modeste étude pour servir à l'analyse de son deuxième roman, Les Atomiques.

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Voici l'article de Jean-Claude Lebrun paru dans l'Humanité du 5 février à propos de Remue-ménage, dernier roman d'Eric Laurrent. Jean-Claude Lebrun est chargé de cours en littérature française contemporaine à l'université de Paris VII. Il a publié un livre sur Jean Echenoz (Jean Echenoz, éd. du Rocher, 1992), sur Jean Rouaud (Jean Rouaud, éd. du Rocher, 1997) et en collaboration avec Claude Prévost, Nouveaux territoires romanesques (Messidor, 1992).

Les débats, dont quelques romans à forts tirages furent à l'automne le prétexte sans doute davantage que l'objet, ont en général curieusement ignoré, ou occulté, ce qui constitue la cellule mère de tout texte littéraire : son écriture. Avec un premier recul, on voit mieux comment des réflexions de caractère idéologique et politique, ne trouvant peut-être plus de terrain d'expression à leur mesure, semblent avoir soudain découvert un espace pour se déployer, venant au bout du compte vampiriser des projets qui se présentaient d'abord comme contestations d'un certain héritage littéraire. Si l'on relit aujourd'hui la pléthore d'interventions en tous genres auxquelles ces livres donnèrent lieu, on voit tout bonnement revenir en force ce que l'on avait cru à jamais révolu : une conception du texte comme support inerte de l'idéologie, et de l'écriture comme simple couche de finition. Ce qui, convenons-en, limite singulièrement la portée de ces empoignades et laisse surtout entières les interrogations sur le sens profond d'oeuvres comme celles de Michel Houellebecq, Virginie Despentes ou Philippe Delerm.

Alors on aurait presque envie, à titre de leçon de choses, de proposer une lecture toute modeste d'apparence, qui sous les dehors d'une banale histoire d'amour vient illustrer l'insurpassable pouvoir de l'écriture, cette capacité à métamorphoser le réel et à dessiner des possibles de la vie individuelle qui, depuis l'appartition du genre romanesque, n'a cessé de s'affirmer comme la grande affaire de la littérature... Un homme et une femme un jour se rencontrent dans un appartement. Il en est le locataire en fin de bail, désireux de quitter les lieux pour atténuer le souvenir lancinant d'une amie partie avec un autre. Elle appartient à la petite cohorte impatiente de candidats à la reprise, réunis sur place par un agent immobilier. Très vite un arrangement entre eux deux se conclut : il accepte de renouveler son contrat et elle devient sa colocataire. Il ne s'agit bien sûr que d'une transaction très ordinaire pour ne pas laisser à d'autres la jouissance de ce beau cinq-pièces d'une immeuble haussmannien. D'ailleurs, on vivra séparé, chacun dans sa moitié de logement, sans autres rencontres que les passages obligés dans les parties communes. L'ambition narrative semble ici au plus mince, à l'image de ce qui se donne d'abord à voir des sentiments nourris de part et d'autres. Et pourtant Eric Laurrent nous offre un récit d'une singulière épaisseeur, porté par une ampleur et une inventivité de la vision qui ne sont certainement pas sans rapport avec ce que chacun commence inconsciennent d'éprouver. Comme dans cette image, dont l'homme, prénommé Félix, garde encore l'empreinte dans sa mémoire rétinienne : la jeune femme en rollers en train de 'biffer de ses longues jambes les bandes blanches du passage piétonnier rayant le boulevard Saint-Michel' pour se rendre à l'agence immobilière. La sensualité, telle qu'elle pourrait venir à s'exprimer chez un plasticien contemporain. Ou dans cette autre image, cette fois du visage : '... peau tachetée de son, cheveux couleur chaume et yeux d'un bleu céruléen', celui-ci, 'colligeait les teintes d'un champ de blé par un après-midi d'été'. La sensualité, telle qu'elle pouvait transparaître chez un peintre de la fin du siècle passé. Cette colocataire, qui suscite des visions si fortement esthétisées, s'appelle... Romance. Chez Eric Laurrent tout tient en effet à la fois dans la manière de saisir les êtres et les choses, de suggérer une histoire se tramant déjà dans les fins fonds de l'intériorité, et de laisser la langue en porter les vagues d'échos. En somme, d'ouvrir la brèche du possible, là où rien de neuf ne semblait plus pouvoir se dire. Félix et Romance n'appartiennent-ils pas à 'une des générations les plus désanchantées qui aient jamais été tout au long de l'histoire humaine'? Mais leurs prénoms respectifs ne s'affichent-ils pas comme un premier défi, lancé par le romancier, à cette désillusion ? De la tendresse parvient ici lentement à s'exprimer, ainsi qu'une manière de drôlerie contenue, dont une scène d'amour avec une fugitive partenaire, dans un minuscule ascenceur, constitue le point d'orgue. Peu à peu Eric Laurrent tisse sur son canevas une toile en laquelle la richesse des formes s'allie à celle des coloris. Une délicate combinaison de vie réelle et de vie rêvée : cela même dont chacun se trouve être le produit. En l'espèce il n'est pas insignifiant que la première partie du livre s'ouvre sur une citation de Freud, la deuxième sur un paragraphe de Barbara Cartland, la troisième  sur une phrase de George Perec. Dessinant en somme une trajectoire qui va de l'inconscient à sa traduction la plus banalisée, et se termine dans la polysémie suggestive des mots. Il faut toute la sensualité d'un écrivain à certains arrangements des choses, mais aussi toute sa puissance d'imagination, pour se figurer déja d'autres emmêlements à venir, dans le fouillis, derrière un hublot, de vêtements féminins et masculins emportés et brassés selon la ronde aléatoire d'un cycle de lavage. Eric Laurrent atteint précisément là à une sorte de perfection, qui laisse pressentir le désordre sans cesse renouvelé de l'amour. A l'encontre d'un minimaliste actuellement en vogue, célébration de menus plaisirs domestiques dans une écriture terne et fluette, c'est un tout autre souffle qui passe sur ce livre débordant de fantaisie et d'invention. Le langue y livre, avec une égal bonheur dans la tendresse comme dans le burlesque, le grand jeu de ses ressources. Le sens de la trouvaille, la finesse et le délié des sensations, l'éloquence des silences même font percevoir dans ce roman ce qui distingue l'art d'une simple mise à plat d'idées. Impossible de négliger cette dimension essentielle, dès lors qu'il s'agit de littérature.

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