___la Roumanie à livre ouvert

 

Ce texte est a été publié par Le monde le Vendredi 21 novembre 97

Des circuits de diffusion presque inexistants, des tirages avoisinant les 4000 exemplaires, mais des lecteurs qui lisent plus et mieux. Tels sont les paradoxes d’un pays qui, après un demi-siècle de dictature et de tâtonnements, sort d’une longue léthargie.

Désespérés souvent, effervescents toujours, ces Latins de l’Est que sont les Roumains survivent dans une joyeuse pagaille. Privatiser, privatiser ! Suite au vote démocratique survenu l’année dernière, on privatise à tour de bras. Pourtant, la majeure partie de la population ne cesse de se priver. Si la limite supérieure du salaire moyen en ville oscille autour de 650 F (750 000 lei), les retraités vivent avec la moitié ; les prix atteignent souvent le seuil de ceux qui se pratiquent en France. Décidément, après tant d’années de dévastation, il n’y a pas de remède miracle. Cependant, même les intellectuels arrivent à ce débrouiller : le cinéaste en chômage technique se métamorphose en plombier, le professeur actif en informaticien, le philosophe ou le géologue deviennent éditeurs. Editeur ! Drôle de métier dans un pays où le volume de prose ou de poésie ne coûtait pas plus de 100 lei en 1991, pour atteindre les 35000 aujourd’hui. Où les tirages situés autour de 60000 exemplaires avant décembre 1989 tombent au-dessous de 4000. Néanmoins, malgré les circuits de diffusion inexistants, malgré l’explosion de l’audiovisuel et de la presse écrite (celle du sexe et du scandale s’y taille la part du lion), le public lit plus et mieux. Certes, il est beaucoup moins nombreux, alors que jamais le pays n’a vu proliférer autant de maisons d’édition : paradoxe de l’industrie du livre dans cette Roumanie qui sort enfin de sa trop longue période d’hibernation.

Pendant ‘l’obsédante décennie’ – les années 50 ainsi nommées par les intellectuels vivants sous la terreur --, seules cinq ou six maisons d’édition fonctionnaient, à condition de ne publier que livres soviétiques ou bien écrivains sous le contrôle du parti. Leur nombre doubla dix ans plus tard, à la faveur d ; un dérisoire dégel. Des auteurs occidentaux et les textes plus audacieux de certains Roumains de la nouvelle génération commencèrent à paraître. Un pacte tacite enchaînait quand même ces derniers au pouvoir : pourvu qu’il ne soit pas contesté, on pouvait presque tout publier. Ceux qui ne s’y conformaient as étaient contraints au silence ou à l’exil. Ce fut le pire et le meilleur : on vit alors les proses et les poèmes des ‘écrivants’ et versificateurs qui exaltaient le règne de Ceaucescu ‘Carpate de la pensée’ mais aussi la naissance d’un très intéressant courant dit onirique ainsi que la parution de plusieurs excellents romans dont la valeur se trouvait rehaussée par la distance qu’observaient leurs auteurs. ‘Il s’étaient établi une sorte de complicité entre le romancier et l’éditeur face à une police de la culture, souvent incapable de saisir ces ambiguïtés sulfureuses’, explique Mirea Martin, le directeur des très sérieuses éditions Univers et professeurs de lettres.

Au nord de Bucarest, dominant les lacs entourés de végétation teintée de l’or et de la rouille d’un long été indien, se dressent les lourdeurs staliniennes d’un étrange bâtiment. La Casa Scântiei, Maison de l’Etincelle, journal officiel du parti autrefois, qui changé de nom et d’affectation. Si elle abritait jadis les publications qui encensaient le Führer autochtone, la Maison de la presse libre est maintenant le siège de quotidiens et périodiques indépendants ainsi que des plus importantes maisons d’édition. Univers s’affirme celle du public cultivé, lecteur de Derrida et de Bourdieu, de Genette , Kundera, Virginia Woolf et Marguerite Yourcenar. ‘Avec nos cinquante titres par an et un coût de fabrication aussi élevé qu’à l’Ouest, nous avons du mal à joindre les deux bouts’, soupire Mircea Martin. C’est aussi le cas d’Albatros, dont le catalogue propose à côté des auteurs roumains contemporains, Julia Kristeva, Christiane Rochefort, Glucksmann et, très bientôt, Viviane Forrester. Certes, aux maigres subsides de l’Etat s’ajoute le mécénat de diverses fondations, Soros notamment, et, cas par cas, l’aide du Centre national du livre, lorsqu’il s’agit de traductions en roumain de certains romanciers et essayistes français.

Les prestigieuses éditions de la Fondation culturelle roumaine, héritière de celle de la Fondation royale décédée il y a tout juste un demi-siècle, lors de l’instauration d’une démocratie populaire, qui publient les grands classiques du pays et de la littérature universelle, connaissent les m6emes difficultés, alors que déjà Univers rejoint Pandea, groupe éditorial privé avec imprimerie moderne et circuit de diffusion – casse-tête des éditeurs – opérationnels. Serait-ce le déclin des petites et moyennes maisons d’édition, financées en parie par l’Etat ? ‘Rien n’est moins sûr, affirme Anton Roman , qui appartient à cette galaxie, car soucieux de maintenir un bon niveau des parutions, le nouveau ministère de la culture prévoit un budget pour la renflouer. Après décembre 1989, on y comptait plusieurs milliers d’éditeurs. Chaque employé tant soit peu dégourdi dans l’industrie de livre, chaque apparatchik en quête de respectabilité, prenait l’argent là ou il se trouvait et imprimait, certain que ses volumes mal brochés, témoignages brûlants, traduction ou roman policier, allaient trouver preneur. Cette boulimie éditoriale prit fin avec la montée en flèche du prix de fabrication. Aujourd’hui, parmi les centaines de maisons qui meurent, en écrasante majorité éditions de chambre avec deux ou trois titres publiés souvent à compte d’auteur, seule un douzaine se partagent ce marché bien rétréci du livre.’ Ces éditeurs sont soit des professionnels, comme Mme Mimisoamu, directrice d’Albatros, soit ceux qui le sont devenus ‘sur le tas’, à force d’esprit d’initiative et de talent. L’un de ces jeunes loups, V. Nicolau, est le PDG pugnace de Nemira. Avec une imprimerie importée de l’Ouest en 1991, il sort p6ele-mêle jan Potocki et Gilles Perrault, Bataille et Caillois. Louis-Ferdinand Céline aussi ! Fier de se quinze voitures qui en assurent la diffusion, ainsi que de son exceptionnel auteur roumain Radu Aldulescu, Nicolau pratique la fuite en avant : chaque année, il réinvestit ses bénéfices dans des publications qui lui assurent de grands tirages : dictionnaires et manuels scolaires, ouvrages de vulgarisation scientifique, annuaires et livres de cuisine.

Qu’il s’agisse de l’inventive Nemira, de la ‘Bibliothèque pour tous’(seule collection en poche de pays, chez Minerva) ou de Cartea Romanesca (le Livre roumain), ‘découvreur de l’étonnant roman d’Alexandre Vona, Les Fénêtres murées, sujet de nombreuse exgégèses en Roumanie et ailleurs, leur plus sérieux rival fans la compétition éditoriale pour la qualité demeure Humanitas. Cette maison, anciennement appartenant au parti, privatisée en 1995, fonctionne grâce à son propre capital, auquel s’ajoutent des subventions françaises ainsi que celles de la Fondation Soros. Avec son réseau de 35 librairies disséminées à Bucarest et en province – dont l’une propose des livres français 25% moins chers que les prix pratiqués par la FNAC et les grandes surfaces de l’Hexagone – le catalogue d’Humanitas est déjà riche de plus de 600 titres : Tocqueville et Astophe de Custine y côtoient François Furet, Carl Gustav Jung, Mircea Eliade, Gershom Scholem ou encore Elisabeth Roudinesco. Parimi les romanciers roumains innovateurs, l’inclassable Mircea Cartarescu appartient également à cette maison, qui vient de sortir l’unique volume de vers, un inédit, hélas posthume, en version bilingue de Nae Ionescu ou d’un Constantin Noica, inspirateur d’une droite extrême entre les deux guerres, ne soient présentés avec l’appareil critique qu’ils méritent. Pour respecer la ‘mesure’ (mais quelle mesure à l’aune de quel engagement funeste), Humanitas publie aussi l’essai de Léon Volodici sur l’antisémitisme de quelques intellectuels célèvres pendant les années 30, dont Eliade, ainsi que le bouleversant journal de Mihaíl Sebastian (1935-1944), où cet auteur, si juif et si roumain, dévoile jour après jour et leur opportunisme et leur ignominie.

Poussière d’automne, ciel pâle, embouteillages et foules pressées, vitrines remplies d’un bric-à-brac invraisemblable et de babioles, au coût exorbitant, la capitale roumaine surprend. Au coin des rues, dans les stations de métro, autour de l’université, les kiosques des bouquinistes proposent aux foules, plutôt jeunes, des beaux livres neufs à prix réduits, livres d’art et religieux, essais, philosophie, ainsi que de nombreuses traductions : Ilf et Petrov, Koesler et Chestov, Camus, Garcia Marquez, John le Carré, Malraux et Soljénitsine. L’époque du livre imprimé sur un méchant papier gris6atre est finie. Parmi ces parutions luxueuses, dignes des meilleures libraires occidentaux, surgissent pourtant de nauséabonds torchons. L’Histoire ‘objective’ des Gardes de fer, La Grande Conspiration judéo-communiste, Mein Kampf ou Les Protocoles des sages de Sion, sortis de bien curieuses maisons d’édition, Majahagonda, Alma, Eurasia et autres Editions de l’Ouest. Plus tristes encore : des intellectuels roumains, de bonne foi souvent, minimisent l’importance de ces brochures vendues sur les boulevards, alors que les groupuscules de Gardes de fer ‘nouvelle version’ et des jeunes gens contaminés par la xénophobie s’en inspirent. ‘L’interdiction d’interdire’ ne justifie pas leur immonde exhibition dans cette Roumaine plurielle et libre où, heureusement, fleurissent aussi les éditeurs des populations minoritaires, Hasefer consacré au livre juif, Kriterion, Palas-Akademia, et Polis pour les Hongrois de Transylvanie.

E. Reichmann