Printemps théâtral à Cluj - Ioana Bujor.

Le théâtre francophone est déjà entré dans la tradition en Roumanie. Élèves et lycéens se rencontrent sur scène au cours d'un festival international qui a lieu chaque année à Arad. Un beau jour de printemps, les voilà à Cluj - occasion unique de se rencontrer tous : professeurs, élèves, anciens élèves ou tout simplement curieux qui se 'débrouillent' en français sont entrés par la porte de l'Académie de Musique de Cluj, munis de fleurs et de programmes. Ils ont longé de près la Seine qui 'coulait' jusque dans la salle de spectacle, entourant la scène devenue au cours d'une journée île de l'imaginaire où tout est possible. La Seine - un voile de tissu bleu - semblait unir les amis de la francophonie et du théâtre. On a vécu les mêmes émotions, la même joie de la fête de la francophonie, aussi bien sur scène que dans la salle.

Ce jour de printemps théâtral a rassemblé cinq troupes dans une spectacle unique.

Les 'Petits acteurs' du Centre Culturel Français ont ouvert les festivités avec la pièce C'est le bouquet de Claude Roy, mettant en scène des personnages à la recherche d'un remède contre l'ennui. Le public spectateur a trouvé lui aussi ce remède dans le jeu de ces comédiens en herbe.

Le public a pu vivre toutes sortes d'émotions lors d'un spectacle violent qui proposait un accent plus grave, comme le suggère le titre de la pièce (L'Accent grave de Jacques Prévert), réalisé par les lycéens de 'L'Assentiment' de Huedin. On aurait dit l'humanité entière sous le signe de la violence et du dégoût de la vie. La jeunesse mécontente prend cette violence pour arme contre une vie qu'elle n'accepte pas - un spectacle qui a choqué et agressé le public par l'expression et la mise en scène. Les vers de Jacques Prévert semblaient avoir perdu leur valeur poétique, cette valeur, disons mythique de la poésie se trouvant alors souillée. Tout vers est descendu jusqu'au niveau d'un langage grossier qui frappait l'oreille.

Spectacle à l'intérieur du Grand Spectacle, les pièces se complétaient et parlaient de l'existence humaine. Le calme est revenu sur scène avec 'La Troupe francophole' du lycée Mihai-Eminescu de Cluj-Napoca. En effet, Paris varie ou Fluctuat nec mergitur de Boris Vian nous projette aux bords de la Seine parisienne pour une promenade en bateau et au long des siècles, à la recherche de ceux qui ont fondé Paris. En dépit des uns ou des autres, Arabes, Chinois, Allemands, Italiens et Russes, qui se disputent la paternité de cette ville, Paris reste et restera toujours la même.

Dans la pièce jouée par la troupe 'Amifran' d'Arad et intitulée Quand il faut marier Réformette, des représentants des mêmes nations (Monde arabe, chinois, italien, auquel s'ajoute un Roumain), viennent demander en mariage la fille du roi Roseau nommée Réformette et allusion au changement des pouvoirs politiques en Roumanie ainsi qu'à la réforme. La pièce emprunte ses personnages à un conte roumain (Sinziana si Pepelea) transporté sur la scène sociale et politique actuelle. En dépit du sujet, la pièce impressionne par la manière dont elle a été mise en scène  par le groupe. Le peuple était représenté par quinze personnes réunies dans un seul personnage et dont les corps, couverts par un grand tissu blanc, formaient une masse compacte, un unique grand corps impuissant d'où émergeaient des têtes aux visages couverts de masques de la même couleur et au regard inexpressif. Au changement de pouvoir politique correspond l'apparition des visages humains et des corps libérés aux mouvements incertains. Désemparés face à cette fausse liberté, ils demeurent dominés par ceux désireux d'établir l'ordre vrai, mais dont les mains sont pleines du sang d'une ancienne sujétion. Hideux, rendus féroces, ils prennent bientôt l'aspect de gueules d'animaux qui hurlent des discours politiques et qui s'enfoncent dans la boue.

L'espoir (s'il en existe un) dans un tel monde serait celui de trouver le sens de l'existence pour pouvoir continuer de vivre. Sur ce seul point, Arad et Baia Mare se retrouvent. Un quotidien de Cluj écrivait le lendemain du festival que les pièces de ces deux troupes 'suivaient le même ordre d'idée'. En effet, les élèves de la troupe 'Dramatis personae' de Baia Mare présentait A la recherche du sens perdu d'après I. Baiescu et R. Queneau. Dans cette pièce, les personnages luttent contre l'absurde de l'existence. Il fut un temps très ancien où le monde entier était comme un théâtre et où les éléments - montagnes, rivières, buissons, pleurs, rires - jouaient un rôle que les hommes tentaient de comprendre, de s'expliquer. Ou bien, tout simplement, cette explication leur était-elle donnée ? Quoi qu'il en soit, gouverné par les dieux, le monde était chargé de sens. A quel moment et pourquoi s'est-il alors vidé de sa substance, entraînant l'abandon des êtres humaines à eux-mêmes, aux questions et aux doutes ? Pour répondre à cette question, les personnages partent à la recherche d'un sens perdu ou bien d'une sorte de dieu responsable de ce désordre, lequel consitue pour eux une rupture tragique. Leur quête finit par aboutir à la découverte imprévue du Tréhaut - une poupée gardée par deux autres êtres humains, partis eux aussi le long du même chemin. À la fin de la pièce, le public assiste à une danse entre la poupée et un personnage. C'est la danse de l'existence, de la révolte et du désespoir de l'être humain lorsqu'il se rend compte que le dieu en question ne veut plus faire le spectacle, mais qu'il offre tout simplement la scène où, cette fois-ci, l'on doit jouer, et où il ne suffit plus dêtre simple spectateur. Et, qui sait, le sens pourrait être caché dans le jeu-même de la vie.

Le Grand Spectacle a fini à le même jour dans une atmosphère enthousiaste où les eaux de la Seine, portées par les élèves, ont coulé au-dessus de la tête des spectateurs. Je suis pour ma part heureuse d'avoir assisté à cette série de pièces.  Il n'est pas important de dire laquelle à été la meilleure. Leur plus grand mérite est celui d'avoir été représentées.

 


nunta: la musique au diable et le corps à Dieu - Ioana Bujor.

"Nunta" ("Les Noces", prononcer 'Nuntsa'), spectacle de Mihai Manutiu (prononcer 'Manutsiu'), dont la réputation passe aujourd’hui les frontières, allie le modernisme de la mise en scène avec des éléments empruntés à la culture traditionnelle. Une symphonie de couleurs, où le rouge est roi, comme dans les costumes spécifiques à une région du nord de la Roumanie, les Maramures. Sujet du scénario de Maniutiu : les paroles du début de la Genèse, l’expulsion du Paradis, le serpent maudit, la condamnation éternelle de l'homme et de sa femme. Compte-rendu d'une table ronde.

La pièce commence par le bourdonnement d'un univers à l'état virtuel, avant la chute dans l'histoire. A cet état primordial correspondent des costumes sans forme, qui couvrent des corps ramassés dans une foule sans individualité. Le Verbe divin met bientôt en ordre ce chaos. Mais Manutiu, qui est un créateur, utilise de fausses citations de la Genèse, qu'il met sur les lèvres d'un faux démiurge. C'est lui l'incitateur de ces corps qui reçoivent bientôt une personnalité. Mais puisqu'il s'agit d'un faux démiurge, cette parole qui se veut divine n'a pas de force. Une fois dévoilé le mythe de la création, les initiés n'ont plus besoin de lui et finissent par le détruire.

Comment expliquer les vives réactions du public à propos de Nunta ? Cette pièce a tout d'abord dépassé l'horizon d'attente d'un public habitué à un autre type de noces. Manutiu ne travaille qu'avec l'idée de l'union entre l'homme et la femme. Il n'y a pas que la musique de Maramures et la présence du voile de la mariée qui rappellent leurs noces. Il n'y a rien non plus des noces classiques, tchekhoviennes auxquelles on a déjà assisté à Cluj lors de divers spectacles réalisés par les étudiants en art dramatique. Tout ce que l'on voit sur scène revêt une dimension symbolique. Ce qui a choqué le plus dans ce spectacle semble être s'apparition sur scène de corps nus, des visages sans masque. Les acteurs retirent leurs vêtements comme pour laver le péché, incarné dans tous les personnages. Un étudiant en Lettres, interrogé à propos de ce spectacle, pense que la nudité du corps est un moyen judicieusement choisi pour faire passer le message au public, quitte à troubler certains. Aussi l'acteur doit-il tout simplement se plier aux exigences de la pièce. D'autres étudiants en art dramatique estiment plutôt que cette nudité suggère une 'absence d'émotions' de la part des personnages. Ces corps nus, 'c'est une trouvaille du metteur-en-scène destinée à provoquer le public qui ne comprennent rien à ce qui se passe sur scène'. Ainsi peut-on affirmer que, paradoxalement, 'les acteurs n'ont la moindre possibilité d'interpréter et de vivre un texte.'

Cette relation corps-parole en dit long. Le serpent, représenté par une main humaine, 'donne l'impression de faire partie du corps de ce faux démiurge. (...) Sa voix sifflante renforce l'idée du côté diabolique de tout homme. Avec cette musique-là, on a l'impression d'assister au retour de Dionysos'.

La musique traditionnelle des Maramures, peut-être est-elle trop présente. C'est en tout cas le point de vue de certains étudiants en art dramatique, selon qui 'la parole est essentielle en théâtre, pour l'instant.' D'où le sentiment d'avoir affaire à un festival de folklore. 'On a abusé de cette musique', affirme l'un d'entre eux. La chose la plus claire reste le symbole de la mort qui apparaît au moment de l'union des deux personnages. Le mariage donne naissance à une vie nouvelle, vouée finalement à la mort. C'est tout ce que qui compte et qu'il faut comprendre'.

D'une représentation à l'autre, on a remarqué un changements formels de la pièce, changements qui s'expliquent par une certaine indécision de la part du metteur en scène, conséquence de sa recherche continue de la forme.

En tout cas, cette quête infinie procède d'un retour aux sources, une recherche de la pureté originelle. La pièce devient messagère et instaure une transcendance vers quelque chose qui n'appartient plus au théâtre. Même si elle a perdu de son symbolisme initial et que de ce fait elle se condamne à l'échec, Nunta laisse la porte ouverte à bien des interprétations. Au-delà de l'hétérogénéité formelle, on reconnaît, chez Manutiu, la volonté d'échapper aux alternatives étroites qui caractérisent le théâtre contemporain.

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interview avec Dorin Andone

Le diable, dans cette pièce, ayant le rôle principal, nous vous proposons une interview avec le comédien interprète de ce rôle, DORIN ANDONE (propos recueillis par Gilda Heintz).

Dorin Andone est né à Cluj, le 15 juin 1963. Il effectue ses études à la Faculté de Théâtre de Tirgu Mures et profite de l’enseignerment d’Adriana Pitesteanu. Il passe les trois premières années de sa carrière (1987-90) au théâtre de Sfintu Gheorghe. Puis, à partir de 1990, il devient comédien au théâtre de Cluj-Napoca.

R.: Qui est Dorin Andone?

D.A.: Je ne pourrais pas vous répondre. C'est à vous de le faire. Je suis un homme comme les autres, mais, en même temps, pas tout à fait, puisque je ne peux pas séparer l'homme du comédien que je suis.

R.: Pourquoi être devenu comédien et pourquoi pas ne pas l’être devenu à Bucarest?

D.A.: J'ai toujours su que je deviendrai acteur de théâtre. Je n’ai jamais pensé faire autre chose. En y songeant de façon rétrospective, oui, peut-être aurais-je pu choisir le Droit au moment de m’engager dans mes études. En ce qui concerne Tirgu Mures, j’ai fait le choix dans cette ville parce qu’elle était plus proche de Cluj. En plus, j'avais déjà des amis là-bas. C'est vrai qu'on a trop souvent considéré Tirgu Mures comme relativement pauvre par rapport à l'école de théâtre de Bucarest. Cette dernière était vue non pas seulement comme la capitale géographique, mais aussi la capitale culturelle du pays. Il n’empêche que les plus grands comédiens roumains installés à Cluj, mais aussi ceux d’autres villes, proviennent de l'école de théâtre de Tirgu Mures.

R.: Parlez-nous un peu des rôles que vous avez incarnés jusqu’à maintenant.

D.A.: Oh, il y en a eu tant. Voyons : Mackie-Sis (Brecht), Erasm (D. Solomon), Roberto (T.Musatescu, d'après Goldoni). Cela pour le théâtre de Sfintu Gheorghe. A Cluj, j'ai commencé par Josef Pavlicek (D.Solomon), une chance offerte par un autre grand metteur en scène roumain, Victor Ioan Frunza. Ensuite, Coucourucu ( le titre donné au ‘Marat-Sade’, de Peter Weiss ) - un grand moment pour nous les comédiens et pour le metteur en scène. Le rôle que j’incarnais représentait, en effet, deux ou trois personnages à la fois. Une autre rencontre importante pour moi, le metteur en scène bucarestois HoreaPopescu, avec qui j'ai travaillé sur ‘Avram Iancu’ de Lucian Blaga. Il m'a donné la possibilité d'apprendre de nouveau les bases de l'école. Il est le créateur de ‘Temeinic’. D'autres personnes avec qui j'ai travaillé : Tudor Chirila, Cristian Tudor Popescu – tous devenus mes amis, et la regrettée Olimpia Arghir. Une autre femme qui a influencé mon travail par les idées qu’elle avançait au cours de notre collaboration, Anca Bradu. A Cluj, avec laquelle crée beaucoup de pièces à succès, telles "Ce soir on improvise" de Pirandello (j’y jouais Rico Verri), "Thyl l’espiègle", d'après De Coster (j’avais le rôle Hanske, le Prince de l'Amour ), "On peut pas traverser les murs par la tête", de Witkiewicz. Là j’incarne Léon Wegorzewski, un homme complexé qui essaie de remonter à la surface, un inadapté, assez labile de point de vue psychique qui a besoin d'un appui, éventuellement d’un idéal. Mais son opinion sur le monde n'est qu'une descente. Ce dont il a besoin c'est la souffrance. La fin est une inévitable : le suicide.

R.: Et le rôle du serpent dans ‘Nunta’?

D.A.: Ce n’était pas la première rencontre avec Mihai Maniutsiu, mais la cinquième. Une autre pièce importante a été " La Semaine Sainte", de M.Saulescu, où j'avais les rôles d'interprète et de gardien. Ça a été un autre moment spécial de ma carrière. Je me souviens comment, pendant les répétitions la salle Caragiale est devenue un espace sacrée. Avec ‘Nunta’ c’était presque la même chose. On pourrait dire qu’il s’agit d’un spectacle dur pour nous puisqu’il est vraiment difficile de remplacer la parole avec la mémogestualité. Je suis content de ce qu’on a fait dans ce spectacle.

R.: Qui est le Diable?

D.A.: Le diable est, malheureusement, le plus près de nous. Il est directement responsable. Il reste à côté des artistes, les saltimbanques, bannis depuis et pour toujours. La meilleure vengeance des hommes est justement de lutter pour se retourner au paradis.

R: Quels sont les plans d’avenir du comédien Dorin Andone?

D.A.: Je n’ai pas de plans, j’attends des propositions de travail de la part des metteurs en scène.

R: Avez-vous quelque chose à transmettre au public?

D.A.: Il doit comprendre son importance pour un comédien ; il doit être conscient du fait qu’il est important pour nous qu’il vienne au théâtre. S’il ne vient pas au théâtre celui-ci ne peut pas exister. Il doit y avoir le flux-reflux comédien-public ayant comme but final l’émotion pure.

Distribution. Le diable : DorineAndone ; la mort : Frederik Slavici; Adam : Dan Chiorean ; Ève: Alexandra G. Lungu; les gens de la noces : Virgil Muller, Miriam Cuibus, Cornal Raileanu, Irina Wintze, Ioan Isaiu, Violeta Totir ; musique : le groupe Iza ; costumes : Doina Levintza ; décors : Horatiu Mihaiu.

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