Montage-coupage -- interview.
Quels sens donner au titre de votre dernier roman, Liquider ?
Il a plusieurs valeurs. Une valeur financière dabord : liquidité, argent liquide, ce qui circule. Je cherchais aussi un équivalent à liquéfaction, le personnage principal étant quelquun qui, au fur et à mesure que le roman avance, perd beaucoup en substance. Comme ces personnages couchent les uns avec les autres, il y avait aussi une manière de signifier un échange des humeurs. Quant au sens argotique quon donne au mot, il sapplique aussi bien au principal protagoniste de lhistoire, qui finit par se faire tuer, quau genre romanesque lui-même qui est quelque peu mouvementé dans ce roman.
On trouve deux références à Karl Marx. La première sous forme dexergue, celle du dernier roman, et la seconde dans une scène où le personnage des Atomiques met la main sur une exemplaire du Capital en russe. Est-ce un hasard si Marx ponctue ou rythme vos textes ? Faut-il y voir, comme partout ailleurs, une ironie de lHistoire, mais cette fois-ci avec un grand H ?
Non, ce nest pas un hasard, même si javais complètement oublié quil était présent dans Les Atomiques. En tant que critique, ou plutôt analyste du capitalisme, il me plaisait de glisser cette référence dans les romans. Dans Liquider, jai utilisé limage de lattaché-case contenant de largent comme un fil conducteur. Le seul intérêt de chacun des personnages est de posséder cet argent. Il ne mintéressait pas en tant que fruit dun profit. On ne sait pas doù il vient. Cest un objet pur et presque abstrait, qui cristallise tous les désirs, toutes les haines. Globalement, les personnages nont de lamour que pour cet attaché-case. Ils ne saiment pas trop, et cest pour cette raison que rien ne dure. Tout glisse
Tout circule.
Oui. Je voulais, à partir de lexergue de Liquider, établir un rapport très précis entre cet argent-là et la circulation des êtres. Les personnages se retrouvent dans un état de dépendance les uns par rapport aux autres, les uns voulant obtenir ce que lautre possède. Je voulais aussi niveler de façon très cynique le rapport des corps et des biens.
Ce qui fait quà un moment donné, le libre-échange se transforme en échangisme.
En effet.
Que pensez-vous de littérature policière?
Il mest difficile davoir un avis là dessus, étant donné que jen lis très peu. Je nai pas le sentiment que les auteurs de polar ont la prétention de faire de la littérature. Ils savent très bien quils se situent en marge. Certains, en jouent dailleurs de manière très habile comme Manchette, qui, lui, avait énormément de prétention littéraire, sans pourtant avoir jamais cessé de se définir comme un écrivain de romans noirs. Ce qui subsiste dans le genre polar daujourdhui, cest lidée que la littérature traditionnelle est un genre bourgeois, alors que lui est considéré comme un genre subversif, critique, et souvent extrême-gauchiste.
Que dire alors des Atomiques et de Liquider, dont le ton est fortement influencé par ce genre ?
Il sagissait de jouer avec les deux. Jai malheureusement la sensation que la littérature reste un genre bourgeois. Je voulais, pour ces deux romans, utiliser une base de donnée populaire, avec une référence directe aux genres paralittéraires, et faire usage de tous les poncifs inhérent à ces genres-là : des parrains, des femmes fatales, de largent qui circule, des flingues, des belles voitures, des poursuites. En même temps, mon éditeur, les éditions de Minuit, a une image quelque peu élitiste que je nignore pas.
Pourriez-vous préciser certaines de vos influences, que celles-ci soient littéraires ou autre. A qui êtes-vous redevable ?
La réponse est difficile. On cite un nom, qui renvoie à un autre nom. Sil fallait une première génération de filiation, je citerais Jean Échenoz. Cette influence est claire, et transparaît dans mes livres. Jai beaucoup aimé et aime encore Toussaint qui, pourtant, est plutôt éloigné de moi. Puis il y a la génération davant, qui ma fortement influencé, et quon appelle Nouveau Roman : Beckett, Robbe-Grillet, et dans une moindre mesure, Claude Simon. Jaime moins Sarraute, Butor ou Pinget. Après viennent des maîtres en style, comme Flaubert, dont le sens du tempo, ainsi que de la manière de poser des personnages, sont extraordinaires. Je relis fréquemment Proust. Je me situe entre le moderne et ce qui, avec le temps, a fini par prendre une valeur classique. Le Diderot romancier, ainsi que Rabelais, ont pour moi une valeur fondamentale. Étant donné que jessaye de me situer dans burlesque, jai parfois, dans le rétroviseur, limage énorme et cocasse de Rabelais. On se pose parfois de fausses questions de bon goût. Il marrive de déraper et décrire des passages dune vulgarité sans nom. Après, arrive le moment de retravailler, de réécrire ces passages, mais je sais que la vulgarité nest pas nécessairement dérangeante. Luvre de Rabelais foisonne de grossièretés. Et pourtant ça passe.
Vous reconnaissez-vous des influences littéraires étrangères ? Si vos livres étaient traduits en anglais, est-ce quun public américain pourrait lapprécier, ou diraient-ils quils tombent dans un travers trop français.
Je pense que les lecteurs américains se diraient que cela ressemble trop à du roman français. Le peu que je connaisse de la littérature et de lédition américaines me laisse penser que la situation nest pas très bonne. Des francs-tireurs comme moi, ou comme les auteurs publiés chez Minuit ou P.O.L. nexistent pas, même si une frange universitaire de lédition publie Redonnet ou Toussaint.
À ce propos, quelle est la réaction de ceux qui ont pour fonction de présenter la littérature dans un cadre universitaire vis-à-vis de vos livres ou de ceux dautres écrivains publiés chez Minuit ou P.O.L.?
Je lignore car jusquà présent jai eu très peu de contacts avec des universitaires. Il faut dire aussi que la faculté a toujours été en retard par rapport à son temps. Elle est très opérante aujourdhui pour parler du Nouveau Roman, alors quà lépoque où Beckett est arrivé, elle en était encore à Giraudoux ou à Gide. Dautre part, jignore si ce que je fais est assez fort et intelligent pour intéresser les universitaires. Je suis de temps en temps en contact avec Pierre Baillard, professeur à Nanterre, qui ma intégré dans un cours centré sur le dialogue que je déteste écrire. Il mest arrivé dêtre invité dans une université, mais il sagissait daller à la rencontre détudiants et de parler de leurs plaisirs de lecture. Dune manière générale je ne sais pas comment ce type de littérature est perçu par le milieu universitaire.
Si, par confort intellectuel, certains y trouvaient une forme de post-modernisme, dautres emboîteraient le pas et commenceraient à sy intéresser.
Peut-être. Mais je sais que certains auteurs de chez Minuit comme Jean Echenoz ou Chevillard ont commencé a susciter un certain intérêt de la part détudiants. Il est clair pour moi que ces gens font partie de lhistoire littéraire, il sy inscrivent de façon naturelle. A un moment ou à un autre, certains critiques universitaires commenceront aussi à y venir.
À lépoque des années 60, certains metteurs en scène voulait filmer comme on écrivait. Aujourdhui, jai davantage limpression que ce sont les écrivains qui, dans leur manière de concevoir leur travail, sapproprient les caméras. Cette remarque sapplique-t-elle à vos romans ?
Oui, jen suis convaincu. Je vais beaucoup au cinéma. Il marrive de construire des scènes en les visualisant. Le cinéma nous a permis davoir, comme instinct, le mouvement. Très souvent, en littérature, nous avons affaire à une succession de vignettes. Le début de lEducation Sentimentale, qua dailleurs fort bien décrypté Proust, montre bien que Flaubert visualisait ses scènes. Les montagnes, par exemple, sabaissent. Une colline ne sabaisse pas. Elle est fixe, immobile, sauf si la scène ou le paysage est décrit à travers le mouvement du regard. Les effets de travelling sont très présents chez Flaubert. Je déteste les situations fixes. Jaime que les choses soient toujours en mouvement et jutilise souvent les verbes et la succession des verbes jusquau point maximum, par exemple celui où le verbe dune subordonnée nest toujours conjuguée au même temps ou au même mode que la principale. Au sein même dune phrase le temps est presque indéfinissable. Je reste persuadé que de ce point de vue, le cinéma a une influence. Il nous a créé un inconscient.
Le mouvement est tel quil faudrait presque parler de mouvement instantané. Dans Les Atomiques, le personnage principal commence à allumer une cigarette sur un trottoir, et finit son mouvement à lintérieur dune voiture dans laquelle des hommes armés le projettent. Cette rapidité, dans une certaine mesure, tue lidée même de progression et provoque le rire. Il est tellement rapide quon na pas le temps de le voir, doù la surprise du lecteur.
Dans ce cas précis, linfluence du cinéma est claire, et en particulier en ce qui concerne le montage. Curieusement, le cinéma sest émancipé de beaucoup de conventions, que la littérature continue, malgré tout, à pérenniser. Très souvent, lorsque le cinéma en était encore à ses balbutiements, des indications de temps remettait lhistoire dans son contexte. Aujourdhui, même dans les séries télévisée, les metteurs en scène ont fréquemment recourt au flash-back et tous les spectateurs comprennent sans quil soit besoin de préciser Quelques années auparavant. Moi-même et dautres continuons à indiquer au lecteur quune scène se situe Quelques années plus tard, alors quon peut sans doute entendre en littérature ce quon comprend au cinéma. Un montage cinématographique procède énormément par ellipses, alors quon se permet peu dabuser de ce procédé. Je devrais continuer de faire ainsi. Quand un personnage est dans le rue, puis se retrouve dans une chambre, je ne vois pas lintérêt de décrire son itinéraire qui le mène du premier lieu au second sil ne sy passe rien. Je procède donc à un montage, une ellipse.
Vous coupez.
Je coupe.
(Propos reccueillis par Jean-François Duclos.)
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